L’Union des métiers et industries de l’hôtellerie (UMIH) a calculé que 40 % des restaurants pourraient fermer définitivement dans le cas d’une reprise mi-juin. Louis Borel
La date de réouverture des bars, cafés et restaurants sera révélée fin mai, a déclaré le Premier ministre mardi 28 avril. Une annonce qui renforce l’incertitude des établissements de la capitale.
Point mort, rideau. Un arrêt brutal, le compteur à zéro. « Au début du confinement, on a été prévenus six heures avant qu’il allait falloir stopper notre activité — impossible d’anticiper. Aujourd’hui encore, on n’a aucune visibilité. » Julien Catelain, responsable au Servan dans le XIe arrondissement de Paris, ressasse la situation avec amertume.
Le 14 mars, Edouard Philippe annonce dans la soirée la fermeture, dès minuit, des commerces non essentiels jusqu’à nouvel ordre. La mesure, prise à la hâte pour lutter contre la propagation du Covid-19, est inédite. Pourtant, certains restaurateurs restent relativement optimistes. « On pensait alors que le confinement durerait trois, quatre semaines maximum », se souvient Pierre Rammaert, co-directeur de Sausalito (IXe arrondissement).
Mais la quarantaine dure. Avec elle, la perspective d’une réouverture rapide s’étiole petit à petit. La rumeur évoque d’abord le 15 juillet, puis mi-juin. Finalement, le Premier ministre révèle le 28 avril que la date de réouverture sera précisée fin mai. Si le virus est contrôlé, elle surviendrait le 2 juin. Ces informations éparses et non définitives achèvent de plonger les restaurateurs dans le doute.

«On navigue à vue»
« On doit rester les bras croisés, on n’a pas de directives, regrette Julien Catelain. Tout va rouvrir, tout le monde va retourner travailler et nous, on navigue à vue. » Le responsable ne comprend pas que le déconfinement du 11 mai exclue les entreprises de restauration. Entre des commerces où seront concentrés des centaines de personnes et son établissement, qui peut en accueillir près de 50, il peine à voir la différence. « Le gouvernement a sans doute raison de déconfiner crescendo, admet-il. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de plan d’action. C’est nous qui trinquons le plus. »
Pierre Rammaert, lui, émet un jugement plus nuancé sur la sortie de crise. A son sens, inutile de déconfiner trop tôt si c’est pour reconfiner ensuite. « Il me paraît plus logique de rouvrir un magasin avec des employés masqués à l’intérieur et une file d’attente devant, avance-t-il. Dans un restaurant, tu t’installes pour un moment à l’intérieur : tu es collé aux autres, tu touches le mobilier, tu manges sans masque, les serveurs circulent… »
Pour autant, comme Julien Catelain, Pierre Rammaert estime qu’une réouverture tardive nécessiterait de nouvelles contreparties : « Soyons sûrs qu’il n’y ait plus de risque — quitte à reprendre en septembre. Mais l’Etat doit apporter d’autres solutions financières. »
Charges, trésorerie, banques et assurances
Pour cause, les professionnels de la restauration craignent une aggravation de la situation subie depuis le début de la crise. Il a d’abord fallu écouler les stocks. « Le samedi 14 mars, on avait pour 6. 000 euros de marchandises en chambre froide pour les 100 couverts du dimanche. Imaginez des restaurants qui font 600 couverts par jour ! », s’exclame Julien Catelain. Fruits, légumes, viande, poisson sont répartis entre les employés, parfois revendus aux clients à prix réduit. Mais cette liquidation, inopinée, demeure douloureuse.
En ce qui concerne le loyer, les patrons s’arrangent souvent avec les propriétaires. « Le bailleur a gelé les paiements, détaille Florian Sagarzazu, directeur du Bellerive, dans le XIXe arrondissement. On se connaît, il est bienveillant parce qu’il sait qu’on est toujours en règle. »
Les restaurateurs doivent aussi avancer le revenu des salariés inscrits au chômage partiel. Pour certains d’entre eux, le remboursement de l’Etat est assuré en une dizaine de jours. D’autres, néanmoins, voient la démarche s’allonger péniblement. Un site officiel pour être remboursé est créé, mais s’avère vite saturé — procédure fastidieuse. Florian Sagarzazu déplore que l’administration ait mis plus d’un mois à lui verser une somme compensant son avance, en mars : « Je paye en priorité les salariés. Mais au-delà du mois d’avril, ça risque de devenir compliqué. »
Une trésorerie solide s’avère alors indispensable. Au Cadoret (XXe arrondissement), Louis Fleurot se félicite des 70. 000 euros que sa sœur, co-gérante, et lui-même avaient mis de côté. Ils ont pu amortir les salaires, mais aussi le loyer, les cotisations, la TVA. Après bientôt deux mois de fermeture, près d’un tiers du pécule reste intact — ils se sont même permis de payer les fournisseurs.

Les établissements récents, souvent plus fragiles, recourent à l’emprunt. « Le risque, remarque Julien Catelain, c’est de contracter un nouveau crédit pour rembourser un crédit déjà en cours. » Pierre Rammaert et son frère ont ouvert leur restaurant Sausalito en août 2019. Après avoir dépensé leurs 20. 000 euros de trésorerie en deux semaines, ils s’inquiètent d’un éventuel découvert et contactent leur banque. Un Prêt garanti par l’Etat (PGE) à 90 % leur est accordé après le déblocage de ce dispositif par le ministre de l’Economie le 24 mars. Ils peuvent réemprunter 55. 000 euros, mais doivent encore rembourser l’achat du restaurant.
Heureusement, les deux gérants arrivent à faire jouer leur assurance. En cette période trouble, les conditions pour être indemnisé paraissent particulièrement obscures — la mention d’une « pandémie », à l’inverse de celle d’ « épidémie », serait mystérieusement absente des clauses. Après réclamation, les frères Rammaert parviennent à négocier un retour sur les frais fixes et les bénéfices. De quoi relancer leur affaire.
Repartir sans s’essouffler
Les restaurateurs en sont sûrs, des mesures sanitaires draconiennes devront être prises avant de reprendre l’activité. Mais comment, dans ces conditions, envisager une reprise sans essuyer trop de pertes ? Au Servan, les effectifs pourraient être réduits au cours de l’été — sinon, il faudrait augmenter les prix, déjà assez élevés.
Louis Fleurot, du Cadoret, refuse ces alternatives. « Au lieu de faire des services continus de 60 couverts, explique-t-il simplement, on fera deux services distincts d’une trentaine de couverts » pour maintenir les distances de sécurité entre les tables. Encore faut-il, pour cela, disposer d’une marge de manœuvre.
Contrairement au Servan, ouvert sept jours sur sept de 8h à minuit, le Cadoret ne fonctionnait pas encore au maximum de ses capacités. Avant le confinement, un weekend était accordé à tous les salariés le dimanche et le lundi. Désormais, Louis Fleurot envisage quatre services supplémentaires ces jours-là, ce qui lui permettrait de repartir sereinement. « Il faut prendre cette crise comme une opportunité. Ce passage au 7 / 7 qu’on n’avait ni le temps, ni l’énergie d’organiser en temps normal, c’est ce qui va nous faire tenir sur la durée. »
Les deux restaurants travaillent aussi en circuits courts, avec une agriculture raisonnée. Face au débat actuel sur l’autonomie alimentaire de la France, ils espèrent voir leurs efforts récompensés par une fréquentation accrue.

Pour sa part, Pierre Rammaert n’envisage pas de rouvrir tant que le virus circule : « Rien qu’assurer des distances de sécurité, c’est injouable dans un espace convivial comme le nôtre, type bar à vin. Pour le moment, je préfère qu’on soit un peu bête et discipliné, si ça nous permet de rouvrir plus tard en faisant ce qu’on veut. »
La discipline, les restaurateurs doutent en effet qu’elle soit respectée. « Les gens semblent déjà décompresser aujourd’hui, commente Julien Catelain. Le 11 mai, ce sera n’importe quoi. » Difficile, dès lors, d’imaginer les clients appliquer les règles strictes qui leur seraient demandées.
«On est des commerces de première nécessité»
Mais les restaurateurs se réjouissent de reprendre leur activité. « C’est un secteur généreux, qui a envie de faire plaisir aux autres, assure Julien Catelain. On va être contents d’accueillir à nouveau du monde : on sera encore plus attentifs à ce que font les gens, à comment ils vont. »
Dans cette période troublée, beaucoup de clients contactent justement les restaurants, viennent aux nouvelles. Dans le XIXe arrondissement, les piliers du Bellerive ont ajouté Florian Sagarzazu dans un groupe WhatsApp, « Apéro Bellerive ». Chaque soir, ils se rejoignent, derrière leur écran, pour leurs boissons et leurs discussions habituelles. Louis Fleurot, enthousiaste, évoque ces marques d’attention : « Ça aide à tenir, ça montre que ce qu’on fait a un sens. Plus que jamais, on est une grande famille. » Et Julien Catelain d’ajouter : « En fait, je crois qu’on est nous aussi des commerces de première nécessité. »