Depuis deux mois, nombre de Français doivent concilier télétravail et déjeuner à domicile. L’occasion de changer parfois d’habitudes. Mariette Thom
Etudes ou travail à distance, pour certains, le déconfinement n’a rien changé et ils continuent à prendre tous leurs repas à domicile. Un nouveau rituel qui peut constituer une petite révolution. Pauses plus longues, rythmes décalés, repas cuisinés, déjeuners sans les collègues, en solitaire ou en famille : la crise sanitaire peut-elle modifier durablement nos déjeuners ?
Juliette travaille dans une société de conseil parisienne. Habituellement, elle mange tous les midis à la cantine, avec ses collègues. Mais depuis le 17 mars, elle déjeune seule dans son appartement. L’occasion pour elle d’adopter un rythme un peu différent. « Chez moi, je mange quand j’ai faim et que j’ai fini ce que je suis en train de faire. Quand j’allais à la cantine, c’était à 12h30 en même temps que les collègues. C’était plus un mouvement général qu’une décision individuelle ! », plaisante la jeune femme. Pour Juliette, la pause déjeuner est désormais l’occasion de se « déconnecter ». Elle en profite pour faire la cuisine, sortir dans la cour de son immeuble ou même faire de la gym.
« En temps normal, c’est le travail qui structure les repas, explique Philippe Cardon, sociologue de l’alimentation. Mais en période de confinement, les temps sociaux ne sont plus aussi marqués. » Le travail, la famille, les obligations domestiques, tout se retrouve brusquement mélangé. Et en l’absence de surveillance hiérarchique, on peut être tenté de s’accommoder avec les heures habituellement réservées au travail. À l’instar d’Elie, un jeune assistant de recherche qui prend désormais tous ses déjeuners en famille :
« Normalement, on ne déjeune ensemble que durant les vacances. Alors forcément, on est plus détendu, on cuisine, on passe du temps ensemble et on prend une pause plus longue qu’au boulot ! » Quitte à finir sa journée de travail un peu plus tard.
Une tradition de convivialité à la française
Prendre le temps de manger ensemble, c’est une tradition bien française. Avec 2h13 passées à table en moyenne par jour, la France se situe en première position parmi les pays de l’OCDE (2015, 30 pays étudiés). Et mis à part le petit déjeuner, ces repas sont pris en commun : d’après le baromètre santé nutrition 2008, 84% des dîners et 77% des déjeuners sont partagés avec d’autres convives. À cela s’ajoutent des habitudes très ancrées en terme de rythmes alimentaires. « Nous mangeons à heure fixe plus que n’importe qui, avance Marie Plessz, sociologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). À 13 h, la moitié des Français sont en train de manger ! Au Royaume-Uni, c’est 17,5%… »
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À l’heure de la crise sanitaire, c’est avec leur foyer que la majorité des Français se retrouvent à partager ces trois repas quotidiens. Un changement pour ceux qui avaient l’habitude de déjeuner hors de chez eux, que ce soit dans un restaurant d’entreprise ou à la brasserie du coin, comme Elie et Juliette. L’un comme l’autre n’ont pas l’air désespéré d’être privés de cette occasion de déjeuner avec leurs collègues. Ce n’est guère étonnant, si l’on en croit Philippe Cardon. « Prendre un repas avec ses collègues, c’est quelque chose de très normé, développe le sociologue. On profite du temps du repas pour négocier des choses, ça reste un temps marqué par le travail. »

Des Français déjà habitués à déjeuner chez eux
Ces Français qui voient leurs habitudes ainsi modifiées sont en fait loin de représenter la majorité de la population. D’après le baromètre santé nutrition 2008, ils ne seraient que 35% à prendre leurs déjeuners hors du domicile en temps normal. « On a l’impression que les gens mangent beaucoup à l’extérieur. C’est vrai dans les grandes villes : Paris, Lyon, Marseille. Mais ça n’est pas du tout le cas ailleurs », souligne Philippe Cardon. Ainsi pour Elizabeth, professeure de musique dans un conservatoire de la banlieue parisienne, le confinement ne change pas grand-chose : « D’habitude, je ne partage le déjeuner avec mes collègues qu’un jour par semaine. Le déjeuner en tête-à-tête avec mon mari, j’y suis habituée ! », s’amuse-t-elle.
Alors, est-ce que la crise sanitaire peut avoir un impact durable sur la façon dont nous déjeunons ? Difficile à dire pour le moment en l’absence de données, insiste Marie Plessz. « Je n’ai pas de boule de cristal, plaisante Philippe Cardon. Mais transformer des habitudes prend du temps, cela ne se fait pas du jour au lendemain. » Les évolutions potentielles dépendront des modalités du déconfinement : pérennisation du télétravail, réouverture des cantines professionnelles et des restaurants, etc. En attendant, les travailleurs à distance pourront continuer à prendre des pauses déjeuner de plus d’une heure en toute sérénité !
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