Dans la Sarthe, les agriculteurs préparent leurs champs pour les semis. Marjorie Charpentier
Le 8 avril dernier, un décret reconnaissant un droit de dérogation aux préfets a été publié. Il leur permettra de déroger à de nombreuses normes dans des domaines tels que l’agriculture et l’environnement. Une disposition qui inquiète les défenseurs de l’environnement et de l’agriculture biologique.
« Il faut qu’il y ait un changement de modèle et ça doit venir du consommateur, sinon on n’y arrivera pas », explique d’emblée Patrice Weber, membre du réseau des agriculteurs bio de la Sarthe. Un décret pris le 8 avril semble pourtant prendre un virage éloigné de la philosophie du bio. Le décret n°2020-412 accorde un droit de dérogation aux préfets dans des domaines variés, notamment l’agriculture et l’écologie. Sous certaines conditions, ceux-ci pourront faciliter et accélérer l’implantation de telle ou telle structure agricole.
Selon le ministère de l’Intérieur, il s’agit d’alléger et de réduire les procédures administratives ainsi que de favoriser l’accès aux aides de l’État. Dans un communiqué de presse du 8 avril, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, juge cette mesure nécessaire, dans une période où la relance économique est vue comme primordiale : « Dans les prochaines semaines et les prochains mois, le pouvoir de dérogation des préfets pourra être un outil utile pour faciliter la reprise de notre pays. »
Une mesure expérimentée depuis 2017
L’extension du droit de dérogation des préfets était déjà testée depuis 2017 dans différents départements comme Mayotte, les Pays-de-la-Loire et la Bourgogne-Franche-Comté. Durant les deux ans et demi qu’a duré l’expérience, 183 arrêtés dérogatoires ont été pris. Cette mesure s’étend maintenant à l’ensemble du territoire. Pourtant, les rapports permettant d’évaluer cette expérience n’auraient pas été publiés. C’est ce que nous explique Jean-Luc Girard, membre du Syndicat national de l’Environnement – FSU : « Le décret est passé à la sauvette, on n’a pas été consultés, on n’a quasiment pas d’éléments précis. Ils auraient pu communiquer sur les résultats de l’expérience pour justifier qu’elle soit étendue. » Très peu de résultats sont en effet accessibles alors que pour Jean-Luc Girard, « Il risque d’y avoir beaucoup plus de dérogations à venir ».
Certaines associations s’inquiètent du fait que ce soit le préfet qui décide de déroger. Des dispositions du décret visent à limiter l’exercice de cette compétence mais pour ces associations, le préfet est trop proche du terrain et de ses réseaux d’influence. « Le préfet, de par sa mission, est en contact avec les acteurs locaux et des groupes comme la FNSEA qui sont très puissants et peuvent le pousser à déroger lorsque c’est possible. Ça nous inquiète un peu », décrypte Jean-Luc Girard. La crainte majeure reste que ce type de dérogation pèse plus en faveur d’un modèle agricole que d’un autre.
Pour Patrice Weber, les préfets disposent déjà d’un pouvoir étendu, ce qui génère des inégalités géographiques. « Il y a des aides pour le maintien des exploitations bio, entre 50 et 150€ mais c’est au bon vouloir des régions de les donner ou non. En Ile-de-France, on les donne, mais ce n’est pas le cas partout », explique-t-il. Pour Christophe Castaner, cette mesure a au contraire pour objectif d’adapter la réglementation aux caractéristique particulières de chaque région. « Le pouvoir de dérogation, c’est le dialogue constructif entre la loi républicaine et nos territoires », a-t-il expliqué dans le communiqué de presse du 8 avril.
Inquiétude environnementale
Depuis la publication de ce décret, de nombreuses associations environnementales sont montées au créneau, inquiètes des effets de cette nouvelle disposition sur le droit de l’environnement. Le décret permet en effet aux préfets de restreindre la durée des enquêtes publiques et de détourner la nomenclature ICPE (installation classée pour la protection de l’environnement). L’association France Nature Environnement a d’ailleurs envoyé un courrier au ministère de l’Intérieur le 10 avril, resté sans réponse. Elle demandait que soient transmis les documents ayant permis au gouvernement d’évaluer l’expérience de 2017. Un certain nombre de conditions limitent toutefois le pouvoir accordé aux préfets. Les dérogations doivent en effet « être fondées sur un motif d’intérêt général », et se prennent au cas par cas, elle ne font pas office de règle. Le ministère de l’Intérieur n’a pas précisé la portée de ces mesures limitatives car ils n’ont pas pu donner suite à nos sollicitations.
Pour Jean-Luc Girard, l’effet de dérégulation induit par ce décret est préoccupant et symptomatique d’une tendance à minimiser les problématiques environnementales. « Ce qu’on comprend en tant que syndicat, c’est que ça ouvre aux préfets la possibilité d’affaiblir la régulation environnementale. Il y a un levier supplémentaire alors que l’on fait déjà souvent passer l’environnement au second plan par rapport à l’économie », remarque-t-il.
En 2017, l’association les amis de la Terre avait porté un recours devant le Conseil d’État sur le décret expérimental. Ils avaient été déboutés notamment aux motifs que ce décret était limité dans le temps et par un certain nombre de conditions.