Dans la Province de Petorca, dans la région de Valparaiso au Chili, les plantations d’avocats verdoient au milieu d’un paysage dévasté par la sécheresse. Modatima
Le militant du droit à l’eau récompensé en 2019 par le prix international de droits de l’Homme de Nuremberg alerte sur le désarroi des populations privées d’eau en ce temps de pandémie au Chili. Il revient sur les causes de la sécheresse, et pointe la responsabilité du gouvernement et de l’agro-industrie, notamment la culture de l’avocat.
Comme de nombreux pays d’Amérique latine, le Chili connaît une forte hausse du nombre de cas de Covid-19 (3964 en 24 heures lundi 26 mai). Alors que les hôpitaux de la capitale arrivent à saturation, dans les quartiers pauvres de Santiago, des émeutes de la faim ont éclaté. La gestion de la pandémie par le gouvernement a attisé la colère sociale, latente depuis le mouvement social qui a démarré en octobre 2019. Rodrigo Mundaca, porte-parole du Mouvement de défense pour l’accès à l’eau, à la terre et à la protection de l’environnement (Modatima) dénonce l’abandon des populations privées d’eau dans les zones de sécheresse.
Au Chili, l’eau est un bien public mais sa gestion est remise entre les mains de propriétaires de droits d’exploitation. Quels sont les effets de ce modèle ?
Aujourd’hui, la gestion privée de l’eau est inscrite dans la Constitution promulguée pendant la dictature de Pinochet (1973-1990). A partir du moment où l’Etat accorde un droit d’exploitation de l’eau à des particuliers, ceux-ci peuvent la vendre, l’acheter, ou même la louer. Cela étant dit, dans la province de Petorca, le manque d’eau dans les villages est directement lié à l’agro-industrie, à la culture de l’avocat destiné à l’exportation. Ce fruit nécessite de grandes quantités d’eau mais est cultivé sur un sol peu apte à la culture. Pour vous donner une idée, pour arroser un hectare d’avocats, il faut un litre d’eau par seconde. Cela revient à 84 600 litres d’eau en 24 heures. Si on divise ce chiffre par deux, cela équivaut à 42 300 lavages de mains. Aujourd’hui, cette eau n’est pas à disposition des gens parce qu’elle est concentrée dans l’agro-industrie. La privatisation de l’eau a donc un impact direct sur les communautés qui, n’étant pas titulaires d’un droit d’exploitation de l’eau, n’en ont pas pour remplir leurs besoins basiques. La gestion privée de l’eau donne la priorité à la culture de l’avocat, à l’extraction du cuivre, à la production d’électricité, à l’exploitation du bois, mais pas à la vie des gens. Il ne s’agit pas de sécheresse, mais de pillage.
Vous vivez dans la province de Petorca, dans la région de Valparaiso, qui est déclarée zone de catastrophe naturelle à cause de la sécheresse qui y sévit depuis 2008, comme cinq autres régions du pays. De quelle quantité d’eau par jour disposent les familles ?
Aujourd’hui, 400 000 familles sont approvisionnées en eau par des camions-citernes, soit deux millions de personnes. La province de Petorca compte 70 000 habitants et la moitié d’entre eux dépend de ces camions-citernes. Or, dans ce contexte de pandémie, l’OMS et les professionnels de santé affirment qu’une des manières de ralentir l’avancée du Covid-19 est de se laver les mains en permanence… C’est complètement irréalisable dans des territoires comme le nôtre où les camions-citernes ne livrent que 50 litres d’eau par personne et par jour. Il est impossible de satisfaire les besoins des personnes et de se laver les mains en permanence avec cette quantité. Tant que le modèle de gestion privée de l’eau privilégiera l’agro-industrie aux dépens de la vie des personnes, le Chili sera probablement le pays le moins armé de la planète pour affronter une catastrophe sanitaire comme celle-là.

Avec votre organisation, Modatima, vous avez organisé des livraisons d’eau d’urgence pour la population de la province. Comment s’organisent-elles ? Quelle a été la réaction des communautés ?
Dans la province de Petorca, après trois semaines de quarantaine, nous avons décidé avec quelques camarades de l’association de lever une campagne de dons assez modeste, sur les réseaux sociaux, pour que les gens nous aident à acheter de l’eau en bouteille. L’opération a très bien fonctionné : nous avons réalisé huit livraisons d’eau en presque deux mois. Nous livrons dans toute la province entre 10 et 15 litres d’eau par personne. Nous sommes conscients que c’est une quantité modeste. Mais cela montre qu’aujourd’hui ce sont les associations qui s’occupent d’un problème qui devrait être pris en charge par l’Etat. Depuis le 4 avril, nous avons livré à peu près 20 000 litres d’eau. Les gens nous accueillent avec beaucoup d’émotion, parce qu’ils sont désespérés. Nous avons rencontré des familles avec des enfants en bas âge, qui n’ont pas d’eau depuis quatre jours. L’autorité a tout simplement abandonné ces territoires et ces communautés.
Quelles sont les barrières politiques qui empêchent l’eau de devenir un bien d’usage public ?
Il y a une union entre la caste politique et le commerce de l’eau, qui empêche que l’eau devienne un bien public. Je vais vous donner un exemple concret : Luis Mayol était gouverneur de la région de l’Araucanie pendant le second mandat du président Sebastián Piñera. Aujourd’hui, il occupe un siège dans le directoire d’Aguas Andinas, la plus grande compagnie de distribution d’eau du pays, gérée par le groupe français Suez. Un autre exemple : fin 2019, un projet de loi a été présenté devant le Sénat pour déclarer l’eau comme un bien national d’usage public. Au Chili, pour qu’une loi soit adoptée au Sénat, on requiert la majorité des deux tiers, soit 29 votes (sur 50 membres). Au final, 24 sénateurs ont voté pour, et la loi n’est pas passée. Parmi les douze sénateurs qui ont voté contre, quatre possèdent des droits d’exploitation de l’eau. Ces conflits d’intérêts auraient provoqué un scandale dans n’importe quel autre pays.
Le Chili exporte 70 % de sa production d’avocats, principalement vers l’Europe. La France de son côté est le troisième pays importateur d’avocats du monde, avec 7 % de la production mondiale, selon le ministère de l’Agriculture chilien. Faut-il arrêter sa consommation?
Nous aimons les avocats et en consommons beaucoup. Pour nous le problème, c’est le modèle de production. Il est indispensable que les consommateurs exigent la traçabilité du produit qu’ils consomment. Il est impensable qu’en Europe, on consomme des avocats produits par la violation du droit humain à l’eau. Je crois qu’en Europe, la notion de consommateur responsable existe. Il doit exiger toute l’information concernant les avocats qui viennent du Chili, c’est le minimum.